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Climat : Deep Argo, une nouvelle génération de flotteurs pour sonder l’océan à plus de 4000 mètres

Le programme Argo constitue une révolution dans l’histoire de l’observation des océans, essentielle à l’étude du changement climatique. Il repose sur une armée de plus de 4 000 flotteurs profileurs qui dérivent en permanence dans l’océan et mesurent sa température et sa salinité (et parfois des propriétés biogéochimiques comme l’oxygène, le pH, ou la concentration en chlorophylle a).

Ces robots autonomes, capables de plonger de la surface jusqu’à 2 000 mètres de profondeur, fournissent aux scientifiques une description robuste de la moitié du volume de l’océan global. Mais comment percer les mystères des abysses ? Grâce à une nouvelle génération de flotteurs, appelés flotteurs Deep Argo, qui peuvent descendre jusqu’à 4 000 voire 6 000 mètres de profondeur.

Ils sont désormais déployés par les scientifiques dans le cadre de la mission phare « OneArgo » qui vise, dans les vingt prochaines années, à cartographier et étudier l’océan global et ses mers marginales, à toutes les profondeurs et en intégrant la mesure des paramètres biogéochimiques, essentiels pour suivre l’évolution de la santé des écosystèmes marins ou mieux appréhender le cycle du carbone.

Supporter la pression des fonds marins

Pour sonder de telles profondeurs, chercheurs et ingénieurs ont dû relever une série de défis technologiques. La pression sous 2 000 mètres de colonne d’eau est en effet très élevée – elle est à 4 000 mètres de profondeur 400 fois plus importante qu’en surface – et le signal de réchauffement global y est très atténué. Ils ont donc dû améliorer les performances des capteurs ou encore adapter le système hydraulique permettant la descente ou la remontée du flotteur dans la colonne d’eau, tout en limitant l’énergie embarquée nécessaire à un fonctionnement autonome pendant plusieurs années.

Les seuls autres appareils capables de mesurer les propriétés physiques et biogéochimiques de l’océan profond sont les rosettes « bathysondes », un ensemble de capteurs et de bouteilles de prélèvement placés au bout d’un câble électroporteur que les chercheurs déroulent à des endroits précis depuis les navires océanographiques. Ces mesures ponctuelles de hautes résolutions et précisions seront un atout considérable pour vérifier et éventuellement corriger les données transmises au fil de l’eau par les flotteurs Deep Argo.

Deep Argo, le thermomètre des abysses

Les flotteurs Deep Argo permettront bientôt de quantifier avec précision l’augmentation de la température moyenne de l’océan global entre la surface et le plancher océanique, mais également de déceler les régions et les couches océaniques les plus impactées par le changement climatique en cours.

On estime que l’océan global absorbe plus de 90 % de l’excès de chaleur généré par les activités humaines, du fait d’une capacité de stockage environ 1000 fois plus importante que celle de l’atmosphère.

L’océan permet donc d’amortir significativement le réchauffement atmosphérique et le déséquilibre climatique. En contrepartie, cet emmagasinement de chaleur provoque près de la moitié de l’élévation actuelle du niveau de la mer. En effet, plus la température de l’eau augmente, plus les molécules qui la composent s’agitent et prennent de l’espace, et plus elle occupe un volume important. De plus, le réchauffement accentue la stratification de l’océan en augmentant le contraste de températures entre les couches chaudes de surface et les couches froides profondes. Cette stratification affecte certains mécanismes clés de la régulation climatique, comme le mélange des masses d’eau et la circulation océanique à grande échelle, le transfert de gaz entre l’océan et l’atmosphère, ou encore la production biologique primaire.

Stockage de la chaleur, jusqu’à quelle profondeur ?

Les premières estimations issues des rosettes « bathysondes » révèlent que l’océan sous 2 000 mètres de profondeur permettrait d’assurer 10 à 15 % de cet emmagasinement, et que c’est l’océan austral qui accuserait jusqu’à présent le plus fort réchauffement. Mais de fortes incertitudes persistent encore, car le coût de ces mesures profondes par bateau les rend relativement rares et plutôt dispersées. Seuls les flotteurs Deep Argo pourront donner accès à une cartographie géographiquement détaillée et temporellement continue des températures de l’eau en dessous de la barre des 2 000 mètres, et permettre aux scientifiques de dresser des bilans de chaleur globaux et régionaux adéquats.

Accumulation de la chaleur excédentaire d’origine anthropique dans les différents compartiments du système climatique terrestre de 1960 à 2018. La mesure de la chaleur accumulée par l’océan profond (en bleu foncé) accuse de grandes incertitudes, car elle repose depuis les années 1990 sur l’échantillonnage éparse des bathysondes. C’est pourquoi il devient urgent de l’explorer plus en détail grâce aux flotteurs Deep Argo. Schuckmann et coll., 2021, Fourni par l’auteur

Dans le bassin du Brésil, par exemple, une flottille de 35 flotteurs profileurs Deep Argo déployée par une équipe américaine a déjà permis de quantifier avec précision un réchauffement abyssal en cours, possiblement induit par un ralentissement de l’apport d’eau froide d’origine australe vers cette région. Pouvoir expliquer de tels changements de température dans les abysses, en dissociant notamment les causes anthropiques et les mouvements naturels de l’océan, est un défi majeur auquel Deep Argo contribuera fortement.

Cartographier les autoroutes des abysses

Deep Argo vise également à caractériser la circulation océanique à grande échelle grâce à leurs trajectoires de dérives à 2 000 mètres ou 3 000 mètres de profondeur, ou encore grâce à leurs mesures de température et salinité.

Cela permettra de mieux comprendre ce qu’il advient de la chaleur stockée en appréhendant, entre autres, le transport et la circulation des deux grandes masses d’eau qui tapissent les grands bassins océaniques : l’eau profonde nord-atlantique, formée autour du Groenland, et l’eau antarctique de fond, formée sur les plateaux continentaux de l’Antarctique. Toutes les deux participent au grand « tapis-roulant » des courants océaniques, engendré en partie par les différentes densités de l’eau de mer. Cette circulation océanique, dite « thermohaline », joue un rôle actif dans la régulation climatique en reliant la surface – et donc l’atmosphère – et les grandes profondeurs, et en redistribuant lentement des propriétés clefs, comme la chaleur, l’oxygène ou le carbone, sur des milliers de kilomètres.

La simple trajectoire d’un flotteur Deep Argo peut déjà briser certains préjugés, en révélant des routes océaniques profondes encore insoupçonnées. Un des flotteurs profileurs Deep Argo déployés par l’Ifremer entre 2015 et 2017 dans la zone de fracture de Charlie Gibbs en Atlantique Nord a par exemple rejoint directement la pente continentale de Terre-Neuve au Canada, au lieu d’emprunter une route plus « classique », en direction de l’Islande et du Groenland.

À plus long terme, quand le réseau de flotteurs profileurs Deep Argo aura atteint une couverture globale, homogène et pérenne, une carte de la circulation profonde pourrait enfin voir le jour, comme celle issue des flotteurs de première génération dérivant à 1 000 mètres de profondeur, ou issue des données altimétriques satellitaires pour la couche de surface.

Cela représenterait une source d’information et de validation colossale pour les modélisateurs de l’océan et du climat, qui peinent encore à représenter numériquement les courants abyssaux et les processus dynamiques complexes qui les gouvernent.

Schéma simplifié de la circulation thermohaline. Lynn D. Talley, Oceanography, vol. 26, no. 1, 2013, Fourni par l’auteur

Deep Argo pour mieux prévoir « l’océan qu’il fera »

Le programme devrait aussi enrichir le monde de la modélisation de l’océan et du climat. Les mesures permettront en effet d’améliorer le réalisme des simulations de l’océanographie opérationnelle, afin de prédire « l’océan qu’il fera » d’une saison à l’autre ou d’une année à l’autre.

Plus les scientifiques disposent d’observations, plus ils peuvent modéliser fidèlement la dynamique océanique profonde et son impact sur l’océan de surface et les autres composantes du système climatique, comme l’atmosphère. Les chercheurs de Mercator Océan International ont d’ailleurs montré qu’en ajoutant les observations de 1 200 flotteurs dans une simulation numérique de l’océan, on pouvait réduire de 50 % les erreurs sur l’estimation des variations globales et régionales de température et de salinité.

Aujourd’hui, environ 200 flotteurs profileurs Deep Argo permettent de mesurer l’océan global, entre la surface et le fond. En déployant environ quinze flotteurs par an au cours de la prochaine décennie, la France va contribuer, au côté de l’Europe, à la montée en puissance de la mission OneArgo qui a pour ambition de maintenir en opération 1 200 flotteurs Deep Argo dans l’ensemble des océans.

Le nombre grandissant de publications scientifiques innovantes qui s’appuient sur ces nouveaux robots autonomes permet d’entrevoir l’étendue des connaissances et des retombées sociétales à venir.

Marine Bollard (Euro-Argo) est co-autrice de cet article.

En partenariat avec Theconversation.fr

Photo ci-dessus : Mise à l’eau d’un profileur au bassin d’essais de Brest. Stéphane Lesbats/Ifremer, Fourni par l’auteur.

À propos de l'auteur

Damien Desbruyères

Chercheur en océanographie physique, Ifremer.

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The Conversation

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