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Comprendre les eaux souterraines pour mieux protéger les zones humides côtières en Méditerranée

Les lagunes et autres zones humides côtières méditerranéennes fournissent depuis toujours de nombreux services écosystémiques. Elles sont indispensables à la vie écologique et économique locale, que ce soit pour l’alimentation (pêche, conchyliculture), comme zone tampon entre l’intérieur des terres et le littoral lors des extrêmes climatiques (crues, tempêtes, grandes marées…), comme source d’eau potable ou d’irrigation agricole ou, de plus en plus, comme territoire à haute valeur ajoutée pour la préservation de la biodiversité animale et végétale et les diverses activités culturelles, touristiques et ludiques modernes du bord de mer.

Toutes ces activités humaines et la santé de l’écosystème dépendent de l’équilibre écologique et chimique des eaux de la lagune. Celui-ci est affecté non seulement par la qualité de l’eau des rivières du bassin versant, mais aussi par la qualité des eaux souterraines de celui-ci sur le long terme.

D’où vient l’eau des lagunes ?

Ces zones sont à l’interface des eaux continentales douces et des eaux marines salées et donc composées d’eaux saumâtres. Ce sont des masses d’eau dites « de transition ».

En Méditerranée, les zones humides côtières dépendent pour la plupart d’une contribution d’eau douce en provenance du bassin versant auquel elles sont associées, notamment par les rivières.

Une autre contribution, plus discrète, mais parfois bien plus importante en volume, est l’eau souterraine, apportée via les aquifères – on dit que ceux-ci qui sont en « continuité hydraulique » avec les zones humides.

L’apport régulier en eau douce est un paramètre fondamental de l’équilibre écologique et chimique de la masse d’eau.

Cet apport souterrain est d’autant plus important pour les régions à climat méditerranéen qu’il est relativement constant, alors que les écoulements superficiels dans les rivières sont eux soumis à une très forte saisonnalité, voire à un tarissement total l’été comme on l’a observé cet été sur plusieurs cours d’eau.

Cet apport souterrain peut se faire directement par « écoulement gravitaire » au sein du bassin versant. Il peut aussi être favorisé par les aménagements humains, comme les réseaux de canaux et les différents dispositifs de pompage et d’éclusage autour des zones humides, qui abaissent le niveau des nappes phréatiques pour éviter l’engorgement des sols et permettre les usages agricoles.

La pollution des bassins versants

Cependant, si l’eau souterraine apporte une contribution en volume d’eau douce indispensable au bon fonctionnement de l’hydrosystème côtier, elle peut aussi dans de nombreux cas également transporter des polluants issus de l’ensemble du bassin versant, qui peuvent représenter à terme une menace pour l’équilibre écologique de la zone humide.

Les cas réguliers de crises dystrophiques observés sur certaines lagunes (comme l’étang de Thau) sont un exemple d’apports excessifs en nutriments comme l’azote ou le phosphore, d’origine agricole. Les perturbations endocriniennes observées sur certains organismes aquatiques comme les amphibiens ou les poissons peuvent être reliées à la présence de contaminants émergents dans les eaux, comme les hormones provenant des eaux usées non ou insuffisamment traitées.

Depuis 2013, l’Université de Corse et le CNRS (UMR 6134 SPE) étudient plusieurs lagunes et micro-estuaires de la côte orientale de la Corse afin de mettre en évidence et de caractériser cette relation de dépendance entre les eaux souterraines et les zones humides côtières.

Plusieurs études ont été menées pour comprendre la participation en termes de flux polluants des eaux souterraines à la qualité chimique des « eaux de transition ». Les indicateurs que nous suivons sont les isotopes des nitrates (qui peuvent provenir soit de l’agriculture, soit des eaux d’assainissement, par exemple de fuites sur les réseaux ou de fosses septiques individuelles), les composés organiques pesticides, utilisés en agriculture ou par les particuliers, et enfin des contaminants émergents issus des eaux d’assainissement comme les molécules pharmaceutiques, les édulcorants alimentaires de synthèse ou les produits de soins corporels.

La pollution peut subsister des siècles dans les nappes

Néanmoins, les eaux souterraines ne peuvent pas être appréhendées aussi simplement que les eaux de surface, car le stockage et le transit de l’eau dans le sol et le sous-sol peuvent durer plusieurs mois, voire plusieurs années ou même plusieurs siècles selon le type d’aquifère. Il existe donc ainsi toujours un décalage entre l’infiltration de l’eau de pluie rechargeant les nappes et le retour de l’eau vers la zone humide collectrice finale située à l’exutoire du bassin versant.

Il est donc nécessaire d’évaluer le temps de séjour de l’eau souterraine afin d’estimer depuis quand la substance polluante est présente dans la nappe. Ceci peut être réalisé à partir de différents isotopes radioactifs, comme le tritium (isotope de l’hydrogène), présent naturellement dans l’eau et constitutif de la molécule d’eau, ou bien faisant partie de composés solubles présents dans l’eau comme le carbone 14 (isotope du carbone intégré aux ions bicarbonates de l’eau). On peut aussi utiliser des molécules organiques d’origine anthropique, comme les chlorofluorocarbones, dont on connaît le comportement dans l’atmosphère au fil du temps et que l’on peut doser dans les eaux souterraines lors du prélèvement de l’échantillon, puis comparer avec les relevés historiques de concentration dans l’atmosphère.

On obtient ainsi une estimation de la durée du trajet de l’eau dans la nappe et donc de la durée de l’immobilisation des polluants dans le sous-sol. Lorsque cette immobilisation est longue, plusieurs décennies par exemple, on parle de « legs polluant » stocké dans la nappe d’eau souterraine.

Nos résultats

Les investigations menées récemment en Corse ont pu mettre en évidence, notamment sur le site de la lagune de Biguglia, au sud de la ville de Bastia, une forte dépendance des lagunes littorales aux eaux souterraines pour leur apport en eau douce.

Cependant, le fait marquant réside dans la forte inertie de l’écoulement souterrain, qui peut mettre entre 50 et 70 ans avant de joindre la lagune, et dans son marquage anthropique notable, en particulier par les nitrates, avec des teneurs quasi systématiquement très supérieures au bruit de fond naturel (qui est de 7 milligrammes par litre) et dépassant même par endroits les 50 milligrammes par litre réglementaires pour l’usage en eau potable.

Les eaux les plus anciennes sont celles qui présentent les teneurs en nitrates les plus fortes. Ceci est révélateur de l’histoire des activités humaines à la surface du bassin versant alimentant la lagune. L’étude des isotopes de l’azote, révélateurs de l’origine des nitrates, a montré que cette contamination provenait de la destruction des sols naturels lors de la mise en exploitation agricole de la plaine côtière de Bastia dans les années 1950–1960. Actuellement, les faibles flux de nitrates générés sont essentiellement imputables aux fuites des réseaux d’assainissement, comme en témoignent les résultats des enquêtes socio-hydrogéologiques de terrain.

Les eaux les plus récentes sont quant à elles principalement marquées par des teneurs en composés organiques émergents d’origine médicamenteuse ou alimentaire, comme le paracétamol, l’ibuprofène, la caféine, l’acésulfame (un édulcorant), des dérivés de nicotine. Tous sont liés aux fuites récentes sur les réseaux d’assainissement.

D’un point de vue écohydrologique, ces informations à la fois qualitatives et temporelles permettent de fournir de nouveaux éléments d’arbitrage aux gestionnaires de l’environnement en insistant sur le fait que la dynamique qualitative des eaux souterraines n’est pas instantanément en lien avec l’hydroclimatologie actuelle, mais enregistre plutôt, sur le temps long et parfois sur plusieurs décennies, la totalité des impacts des activités humaines à la surface du bassin versant. L’eau souterraine apporte donc des pollutions anciennes à la zone humide, stockées dans le sous-sol puis restituées lentement et de façon différée au milieu naturel.

Le corollaire est qu’il apparaît dans ce cas très délicat de mettre en place des politiques de gestion environnementale d’amélioration de la qualité des milieux qui soient rapides et efficaces compte tenu du temps nécessaire pour l’accomplissement du transit souterrain de l’eau au sein des nappes. Cet aspect n’est pas encore pris en compte dans les politiques européennes de restauration des milieux humides et pourrait fortement contraindre les délais légaux de retour au bon état qualitatif et écologique des masses d’eau lagunaires de transition.

La mise en place d’une gestion durable et adaptée des lagunes et zones humides méditerranéennes, déjà très impactées par de fortes évolutions socio-économiques et démographiques dans une région de plus en plus peuplée, en plus des effets déjà clairement notables du changement climatique, n’en sera probablement que plus difficile à l’avenir. 

À propos de l'auteur

Frédéric Huneau

Professeur des universités en hydrogéologie, Université de Corse Pascal-Paoli.

À propos de l'auteur

Alexandra Mattei

Ingénieur de recherche en hydrogéologie, Université de Corse Pascal-Paoli.

À propos de l'auteur

Eléa Crayol

Doctorante en hydrogéologie, Université de Corse Pascal-Paoli.

À propos de l'auteur

Émilie Garel

Maître de conférences en hydrogéologie, Université de Corse Pascal-Paoli.

À propos de l'auteur

Mélanie Erostate

Docteur en hydrogéologie, Université de Corse Pascal-Paoli.

À propos de l'auteur

Sébastien Santoni

Maître de conférences en géologie et hydrogéologie, Université de Corse Pascal-Paoli.

À propos de l'auteur

Vanina Pasqualini

Professeur des universités en écologie marine, Université de Corse Pascal-Paoli.

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