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Les coopératives énergétiques citoyennes, des modèles originaux pour plus de sobriété ?

Lors de l’interview télévisée du 14 juil­let 2022, le prési­dent Macron a annon­cé un « plan de sobriété énergé­tique » dans lequel il s’agit de « ren­tr­er collectivement ».

Il y a là une évo­lu­tion affichée du référen­tiel du change­ment socio­écologique et de sa gou­ver­nance. Jusqu’alors étaient surtout avancées des adap­ta­tions du mix énergé­tique – moins d’énergies car­bonées (pét­role, gaz) ou nucléaire, plus de renou­ve­lables (éolien, pho­to­voltaïque) –, sans remet­tre en cause le principe de l’abondance énergé­tique, c’est-à-dire des trans­ac­tions de continuité.

Les références à la sobriété s’analysent, elles, comme des trans­ac­tions de rup­ture : pro­duire et con­som­mer moins. Ceci rap­pelle la « sobriété heureuse » pop­u­lar­isée par Pierre Rab­hi, qui évoque « le choix d’une sobriété libéra­trice et volon­taire­ment con­sen­tie [afin de] remet­tre l’humain et la nature au cœur de nos préoccupations ».

Avancer le reg­istre de l’exemplarité individuelle

En tant que chem­ine­ment maîtrisé – la « plan­i­fi­ca­tion écologique » posée par le gou­verne­ment Borne –, la tran­si­tion énergé­tique peut se lire comme une sys­té­ma­ti­sa­tion des com­porte­ments et des actions, du niveau glob­al à la sphère indi­vidu­elle, jusqu’aux usages quo­ti­di­ens : ain­si des cam­pagnes visant à pro­mou­voir une douche plutôt qu’un bain pour économiser l’eau, etc.

Une mise en respon­s­abil­ité cou­plée à un reg­istre de l’exemplarité est ici sous-jacente. Cela con­duit à réfléchir à la place des indi­vidus dans la tran­si­tion. Si l’on a pu ques­tion­ner l’action publique en la matière et inter­roger l’organisation d’« alter­na­tives » aux grands acteurs et réseaux du secteur, le citoyen lui-même est de plus en plus appelé à agir, et pas seule­ment les jeunes.

À cha­cun de « faire sa part » au quo­ti­di­en : ce serait une con­sécra­tion de l’appel du Mou­ve­ment Col­ib­ris. « On pompe des matéri­aux, le jour où il n’y aura plus ces matéri­aux, qu’est-ce qu’on fait ? Moi je crois beau­coup, comme dirait Pierre Rab­hi, à la sobriété heureuse » relaye un coopéra­teur des Cen­trales vil­la­geois­es (CV) de Sav­erne (entre­tien, 31/03/2020).

Les coopéra­tives énergé­tiques pro­duisent à par­tir de sources renou­ve­lables et d’installations décen­tral­isées. Le mod­èle repose sur une par­tic­i­pa­tion économique des mem­bres, ou action­nar­i­at citoyen, dans l’objectif d’ouvrir le finance­ment et le pilotage à des acteurs locaux dans un ter­ri­toire. Tout comme au niveau nation­al où le réseau Énergie partagée et celui des Cen­trales vil­la­geois­es datent du début des années 2010, le développe­ment est rel­a­tive­ment récent en Alsace : 2010 pour Éner­gies partagées en Alsace, 2017 pour les CV de Sav­erne, 2019 pour les CV d’Alsace cen­trale, etc. Ces ini­tia­tives sont lancées le plus sou­vent à l’intersection entre des citoyens engagés pour la cause écologique, des élus désireux de se posi­tion­ner locale­ment et des pro­fils d’acteurs pro­fes­sion­nels en rap­port avec le domaine de l’énergie.

Qu’est-ce qui favorise ou non ces coopéra­tives citoyennes ? Avec quels com­pro­mis pra­tiques ? Dans le cadre du pro­jet européen Inter­reg RES-TMO et des activ­ités de la chaire européenne Jean-Mon­net GoI­nUSE, l’enquête soci­ologique que nous avons con­duite de 2019 à 2022 sur les ani­ma­teurs et les mem­bres de coopéra­tives énergé­tiques citoyennes en Alsace dégage quelques pistes.

Indi­vid­u­al­i­sa­tion ou gou­verne­men­tal­ité de la tran­si­tion énergétique ?

Le 2 juil­let 2022, 84 patrons français, dont ceux d’Engie, d’EDF et de Total­En­er­gies, ont pub­lié une tri­bune appelant à une « sobriété d’urgence face à la flam­bée des prix de l’énergie » ; des asso­ci­at­ifs investis dans la tran­si­tion écologique ont alors répon­du que « si cha­cun peut faire un geste, la part aisée de la pop­u­la­tion est la pre­mière à pou­voir et devoir agir ». Cet échange met en lumière une dou­ble dimen­sion des proces­sus en jeu.

La pre­mière ren­voie à la « gou­verne­men­tal­ité » comme exer­ci­ce dif­fus du pou­voir, explic­ité par Michel Fou­cault. Elle s’incarne dans des « éco­gestes » adressés au citoyen pour pro­duire une forme d’autogouvernement. Un tel dis­cours générique de mise en respon­s­abil­ité indi­vidu­elle est repris par cer­tains coopéra­teurs. Selon un adhérent d’Énergies partagées en Alsace (EPA), « la struc­ture éta­tique ne peut pas avoir réponse à tout et elle a mon­tré les lim­ites de ses capac­ités. […] C’est par le com­porte­ment indi­vidu­el qu’on pour­ra pro­gress­er vers une vie plus accept­able pour tous » (entre­tien, 15/05/2020).

Cette optique représente un cer­tain déplace­ment du sens des com­muns, au-delà de la ges­tion de ressources. Elle appa­raît en effet con­nec­tée avec une société de l’information en « accès libre » : « Tout le monde est sur Inter­net, même les plus anciens. […] La source d’information est là, on ne peut pas dire qu’on ne sait pas » (entre­tien, coopéra­teur EPA, 22/05/2019).

Con­cré­tis­er la tran­si­tion énergé­tique dans l’épaisseur du social

Or une sec­onde per­spec­tive a trait à l’épaisseur du social : à la fois les rap­ports entre sen­si­bil­ité de principe et pas­sage à l’action effec­tive, et les capac­ités d’action con­crètes au quo­ti­di­en, qui sont dis­tinc­tives entre les groupes sociaux.

D’une part, chaque coopéra­teur met en avant des pri­or­ités sur tel ou tel domaine, sans vision panop­tique : « Je ne suis pas un écol­o­giste qui vit dans la forêt avec pas de wifi, pas d’électricité. Je fais des choses, mais comme un citoyen lamb­da. Je roule en voiture et aus­si en trans­ports en com­mun. Je vis nor­male­ment » (entre­tien, coopéra­teur EPA, 25/03/2020). Cette com­plex­ité pra­tique ressort net­te­ment des évo­ca­tions du comp­teur Linky – con­tro­ver­sé, tant en ter­mes san­i­taires que de sur­veil­lance à dis­tance. Si l’on entend cer­taines dénon­ci­a­tions : « Le Linky n’est qu’un agent-espi­on qui tax­era les gens sur leurs futures util­i­sa­tions élec­triques » (entre­tien, coopéra­teur EPA, 25/04/2019), d’autres y trou­vent un appui à une con­som­ma­tion raison­née : « Le Linky, pour le solaire […] c’est indis­pens­able. […] Ça per­met de voir si on a fait l’effort et con­tin­uer dans une dynamique » (entre­tien, coopéra­teur CV de Sav­erne, 09/04/2020).

En même temps, la part de la maîtrise tech­nique fait que l’on se sent plus ou moins habil­ité à s’engager dans un pro­jet. Même cette ani­ma­trice des CV de Sav­erne tit­u­laire d’un doc­tor­at et anci­enne adjointe au maire note le ver­rou de cer­tains aspects tech­niques : « On par­le de stock­age, j’ai vu des échanges sur des forums. […] J’ai du mal à m’y intéress­er parce qu’on passe un cap dans la spé­cial­i­sa­tion, dans la com­pé­tence. C’est vrai­ment très très tech­nique » (entre­tien, CV Sav­erne, 05/05/2020). Il en va de même de sub­til­ités du tarif de rachat de l’énergie pro­duite, attrac­t­if, car a pri­ori « garan­ti » sur 20 ans : toute­fois, « l’année dernière, le prix de rachat a bais­sé. […] Quand on voit les modal­ités de cal­cul, c’est des études macro-économiques qu’il faut. […] À l’AG, tout le monde a eu peur, c’est telle­ment com­plexe » (entre­tien, coopéra­trice CV Sav­erne, 18/04/2019).

D’autre part, le prix des actions dans les coopéra­tives énergé­tiques n’est pas neu­tre. En France, le mod­èle des CV défend un prix lim­ité en vue d’une démoc­ra­ti­sa­tion des renou­ve­lables : « Il y a pas mal de CV qui font leurs parts à par­tir de 50 € en espérant que ça encour­age pas mal de gens à met­tre juste un peu d’argent sym­bol­ique­ment, mais qu’ils se sen­tent engagés » (entre­tien, prési­dent des CV d’Alsace cen­trale, 03/05/2019). Un autre mod­èle priv­ilégie un prix plus élevé devant faciliter le finance­ment de pro­jets. Ces choix sont sus­cep­ti­bles d’évoluer et, pour preuve, la coopéra­tive EPA a mod­i­fié sa posi­tion : « Ça a été voté à la dernière AG, on a con­sid­éré que notre objec­tif était d’avoir de nou­veaux coopéra­teurs, et 500 € c’était un frein pour beau­coup de per­son­nes. […] On essaie d’essaimer » (entre­tien, mem­bre EPA, 25/03/2020).

Le défi est dou­ble : assur­er une via­bil­ité finan­cière aux pro­jets sans ren­forcer les lignes de partage socio-économiques. Une rapi­de énuméra­tion de pro­fils par­mi les mem­bres des CV de Sav­erne et d’EPA est riche de sens : sans sur­prise, si l’on étudie les engage­ments envi­ron­nemen­taux, on dénom­bre des ingénieurs, des pro­fes­sions du secteur énergé­tique et des enseignants, act­ifs ou en retraite, autant de déten­teurs d’un cap­i­tal tech­nique, admin­is­tratif, économique ou édu­catif. Mais il ne faut pas sim­pli­fi­er : il n’y a pas que de tels pro­fils si l’on con­sid­ère l’ensemble des adhérents et pas unique­ment les por­teurs. Ain­si de cette étu­di­ante qui a rejoint les CV de Sav­erne : « J’ai pris une seule action à 100 €, ça reste un bud­get qui est quand même con­séquent, tout le monde n’a pas for­cé­ment des ressources » (entre­tien, 16/04/2020). 

In fine, les expéri­ences de coopéra­tives énergé­tiques citoyennes font ressor­tir un domaine de valid­ité des voies et des moyens du change­ment en train de se faire : quels types de trans­for­ma­tion et qui y prend part ou non. C’est là une prob­lé­ma­tique fon­da­men­tale­ment sociale.

L’ar­ti­cle a été pub­lié sur le dite : theconversation.fr

À propos de l'auteur

Philippe Hamman

Professeur de sociologie, Université de Strasbourg.

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