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Chronique en mer : explorer les dorsales au large des Açores par plus de 2 000 mètres de fond

On con­naît moins bien le fond des océans ter­restres que la sur­face des con­ti­nents ou celle de la planète Mars. C’est pour­tant au fond des mers, au niveau des dor­sales – où les plaques tec­toniques s’écartent –, qu’ont lieu les plus impor­tants échanges entre la Terre pro­fonde et les océans, de chaleur ou de mag­ma entre autres, qui peu­vent in fine se réper­cuter sur l’atmosphère.

Ces échanges affectent la chimie des océans et peu­vent être asso­ciés à dif­férents types d’écosystèmes dont la décou­verte ne cesse de progresser.

Pour mieux com­pren­dre la topogra­phie de ces zones sous-marines et leurs proces­sus mag­ma­tiques, tec­toniques et hydrother­maux, nous vous emmenons en cam­pagne océanographique le long du mas­sif sous-marin Rain­bow, sur la dor­sale médio-atlan­tique, au sud des Açores.

36 sci­en­tifiques et 30 marins, un sous-marin autonome et un robot télé­com­mandé par­tent un mois en mer pour chercher des traces d’une activ­ité hydrother­male de basse tem­péra­ture dif­fuse sur l’ensemble du mas­sif qui co-exis­terait avec les chem­inées hydrother­males de haute tem­péra­ture qui sont bien connues.

Les dor­sales océaniques, lieux d’échange entre la Terre pro­fonde, les océans, puis l’atmosphère

Longtemps con­sid­érés comme de mornes steppes, les fonds océaniques ont sus­cité un intérêt gran­dis­sant vers le milieu du XXe siè­cle lorsque les dor­sales, ces reliefs qui sil­lon­nent le milieu des océans sur plus de 65 000 kilo­mètres, ont été iden­ti­fiées comme des zones vol­caniques actives, où se dévelop­pent des oasis de vie en con­di­tions extrêmes. Les plaques tec­toniques s’écartent au niveau des dor­sales, ce qui provoque une remon­tée de mag­ma ou de roches pro­fondes sur le planch­er océanique, et la for­ma­tion de failles et de reliefs. L’eau de mer peut alors s’infiltrer en pro­fondeur dans la roche et y inter­a­gir chim­ique­ment avant de remon­ter à la sur­face sous l’effet de la chaleur. Les dor­sales sont donc un extra­or­di­naire lieu d’échange de chaleur et de matière entre la Terre pro­fonde et les océans, puis l’atmosphère.

Les plus spec­tac­u­laires man­i­fes­ta­tions de ces inter­ac­tions sont les chem­inées hydrother­males qui relarguent des liq­uides et des gaz de haute tem­péra­ture (jusqu’à 400 °C) dans l’océan. Mais d’autres types d’émanations, plus dis­crètes, plus froides, peu­vent aus­si avoir lieu et représen­ter une par­tie non nég­lige­able, encore ines­timée, des échanges ther­miques et élé­men­taires. Les flu­ides hydrother­maux sont par exem­ple une source de fer vers l’océan, élé­ment essen­tiel pour de nom­breux organ­ismes. Sous forme de méthane ou de dihy­drogène, leur cir­cu­la­tion est une source de car­bone et d’énergie pour divers écosys­tèmes. Iden­ti­fi­er la nature, la durée et l’étendue spa­tiale de ces échanges est fon­da­men­tal pour une meilleure com­préhen­sion de leur impact sur la chimie des océans.

Com­ment explor­er à plus de 2000 mètres de fond

Pour appréhen­der un tel sys­tème, en tant que géo­logues, nous avons besoin d’une bonne con­nais­sance des reliefs (bathymétrie), d’observations directes sur le ter­rain, d’échantillons de roches et de flu­ides. L’accès au ter­rain passe donc par une cam­pagne océanographique, avec la mise à dis­po­si­tion d’un navire dédié de la flotte océanographique française et toute une série d’engins embar­qués qui don­nent un accès direct ou indi­rect au planch­er océanique.

Con­traire­ment aux sur­faces plané­taires émergées, où la topogra­phie est con­nue avec quelques cen­timètres de réso­lu­tion – y com­pris sur d’autres corps plané­taires comme Mars ou la Lune, la topogra­phie des ter­res immergées est dif­fi­cile à car­togra­phi­er, la colonne d’eau empêchant une mesure directe des hauteurs.

Une pre­mière esti­ma­tion peut être obtenue à l’aide de satel­lites (bathymétrie par altimétrie satel­li­taire) et de mod­èles mais la réso­lu­tion d’environ 100 mètres est insuff­isante pour une bonne analyse des proces­sus géologiques. La mesure directe par sonar instal­lé sous les bateaux apporte une meilleure réso­lu­tion (quelques dizaines de mètres) mais une telle car­togra­phie représente moins de 25 % des fonds et reste inef­fi­cace à la détec­tion de struc­tures par­ti­c­ulières comme les chem­inées hydrothermales.

Une pre­mière étape de la mis­sion d’exploration de cette ter­ra incog­ni­ta est donc le déploiement d’un engin autonome – notre « AUV » Ide­fX – qui par­court la zone d’étude pour fournir une car­togra­phie sonar plus près du fond (à env­i­ron 70 mètres) avec 2 à 3 mètres de réso­lu­tion. Il peut égale­ment être équipé d’autres cap­teurs pour mesur­er par exem­ple la tur­bid­ité de l’eau ou le mag­nétisme du planch­er océanique.

Cette car­togra­phie per­met ensuite de sélec­tion­ner les zones prop­ices à du « ter­rain sous-marin » par l’intermédiaire d’un robot télé­com­mandé, « Vic­tor », qui sera en mesure de filmer et pho­togra­phi­er le fond, prélever des échan­til­lons de roches ou de flu­ides tout en mesurant leur tem­péra­ture grâce à ses bras artic­ulés con­trôlés depuis la surface.

Cette cam­pagne à la mer est avant tout née d’une col­lab­o­ra­tion que nous menons depuis des années, avec deux approches dif­férentes et com­plé­men­taires des proces­sus géologiques sous-marins. Muriel est minéral­o­giste, elle s’intéresse aux réac­tions chim­iques entre flu­ides et roches à par­tir de l’étude d’échantillons naturels et d’expériences en lab­o­ra­toire. Javier quant à lui, décrypte les proces­sus tec­toniques à par­tir de la mor­pholo­gie fine des reliefs sous-marins. Nous avons soumis le pro­jet sci­en­tifique en 2018. Il a été sélec­tion­né la même année et nous voici, prêts au départ, en mai 2022.

Nous cher­chons prin­ci­pale­ment à tester l’hypothèse d’une activ­ité hydrother­male de basse tem­péra­ture, que nous pen­sons dif­fuse sur l’ensemble du mas­sif, et qui se dévelop­perait en par­al­lèle de l’activité haute tem­péra­ture très local­isée au niveau des chem­inées hydrother­males connues.

À bord du Pourquoi Pas ?

Le 5 mai, notre équipe de 24 sci­en­tifiques et 12 ingénieurs rejoint le navire Pourquoi Pas ? et ses 30 mem­bres d’équipage de la flotte océanique française. À nous deux, co-chefs de mis­sion, nous cou­vrons tous les besoins sci­en­tifiques à bord, ce qui per­met une ges­tion plus effi­cace lors de la cam­pagne, avec les aléas de la météo, les prob­lèmes tech­niques, et le besoin d’atteindre les objec­tifs sci­en­tifiques. Des choix stratégiques doivent aus­si être faits, et nos échanges facili­tent la prise de décision.

Humaine­ment, nous avons testé notre entente et nos com­plé­men­tar­ités lors de précé­dentes mis­sions. Elles sont indis­pens­ables pour men­er l’ensemble des par­tic­i­pants vers un pro­jet col­lec­tif et con­stituer une équipe impliquée et motivée. Toute cette équipe sci­en­tifique, invitée à par­ticiper lors de la phase pré­para­toire, est bien sûr en appui à l’organisation et la déf­i­ni­tion des straté­gies et objec­tifs sci­en­tifiques, en col­lab­o­ra­tion avec les équipes tech­niques des engins sous-marins et le per­son­nel du navire, qui ren­dent tout cela possible.

Le tran­sit vers la zone d’étude « Rain­bow » dure deux jours. La météo est clé­mente, ce qui per­met aux par­tic­i­pants de « s’amariner » plus facile­ment. Chaque mem­bre d’équipage a lais­sé à terre une sit­u­a­tion per­son­nelle et pro­fes­sion­nelle un peu dif­férente, entre les cours ou exa­m­ens à déplac­er et les vies de famille à organ­is­er. Mal­gré ces com­plex­ités, l’aventure humaine et sci­en­tifique d’une cam­pagne en mer est telle, puisqu’elle mène à la décou­verte de ter­rains à ce jour jamais explorés, qu’il y a de nom­breux récidi­vistes par­mi nous. Cer­tains cumu­lent à ce jour plus d’une quin­zaine de cam­pagnes en mer, et côtoient des col­lègues qui décou­vrent les opéra­tions à bord pour la pre­mière fois, avec plaisir et éton­nement. Les plus expéri­men­tés ont pu fournir, dès les étapes de pré­pa­ra­tion, de pré­cieux con­seils à ces novices, comme la néces­sité d’amener assez de choco­lats pour les soirées d’exploration du Vic­tor ou des vête­ments étanch­es pour l’utilisation de la scie à roche sur le pont.

À l’arrivée sur le site, l’équipe est désor­mais soudée et a organ­isé les labos et les opéra­tions sci­en­tifiques à bord : pré­pa­ra­tion des instru­ments de mesure (recharge des bat­ter­ies, cal­i­bra­tion, paramé­trage), plan­i­fi­ca­tion des pre­mières plongées à par­tir des cartes bathymétriques, organ­i­sa­tion de la descrip­tion des roches et de leur archivage, traite­ment des images des fonds océaniques déjà disponibles pour visu­al­i­sa­tions 2D et 3D géolocalisées.

Les plongées ont pu com­mencer immé­di­ate­ment, durant la journée pour l’AUV, toute la nuit pour le robot télé­com­mandé Vic­tor. Avec elles, nous avons déjà fait de belles décou­vertes inat­ten­dues. Par exem­ple, nous avons détec­té la présence d’un ancien site hydrother­mal de haute tem­péra­ture : il est main­tenant éteint mais très sim­i­laire à celui qui est aujourd’hui act­if. Nous avons aus­si observé des plans de faille spec­tac­u­laires et leur asso­ci­a­tion à des amas de bivalves fos­siles. Mais le grand moment de décou­verte de ces pre­miers jours a été l’observation de bivalves vivants, autour de zones actives d’où s’échappent des flu­ides à basse tem­péra­ture, ce qui était incon­nu sur cette zone.

Hélas, au bout d’une semaine et pen­dant 2 jours, les aléas de la météo nous ont oblig­és à sus­pendre les opérations !

Mais nous ne man­quons pas d’activité à bord : entre le traite­ment des don­nées déjà acquis­es, la plan­i­fi­ca­tion de la suite, les dis­cus­sions sci­en­tifiques et stratégiques, nous sommes bien occupés en atten­dant la reprise des opéra­tions – que vous pour­rez suiv­re dans le prochain épisode de notre Chronique en mer.  

Pho­to ci-dessus : Chem­inée hydrother­male sur la zone d’étude. Image prise par « Vic­tor », le robot télé­com­mandé qui plonge à 2 000 mètres de fond et ramène des échan­til­lons. Ifre­mer, Fourni par l’auteur

En parte­nar­i­at avec Theconversation.fr.

À propos de l'auteur

Javier Escartin

Directeur de recherche CNRS en géologie et professeur attaché, École normale supérieure (ENS) – PSL.

À propos de l'auteur

Muriel Andreani

Professeure de géologie, laboratoire de Géologie de Lyon, Université Claude Bernard Lyon 1, ENS de Lyon.

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