Dans notre article de juillet 2022 (1), nous avions montré comment huit ans, un scandale planétaire, deux électrochocs politiques et trois paliers successifs d’évolution ont été nécessaires pour réussir à faire basculer le secteur de l’automobile dans l’ère de l’après-pétrole. Récemment, l’Allemagne, avec une coalition d’autres pays (dont l’Italie, la République tchèque, la Pologne, la Roumanie, la Hongrie et la Slovaquie) a imposé de conserver les moteurs thermiques après 2035 à condition d’utiliser des carburants de synthèse.
Fin mars, l’Union européenne a plutôt donné raison à cette coalition. Cela signifie-t-il un retour en arrière ? Non ! Il s’agirait plutôt d’une nouvelle étape dans ce que l’on appelle une transition d’un « système sociotechnique », qui désigne un ensemble industriel, sociétal et culturel composé d’organisations qui interviennent le long d’une chaîne de valeur (de l’extraction de matière première, en passant par la production de produits finis et leur distribution, etc.), qui s’est progressivement figée sur des règles communes (normes, standards, etc.), et surtout sur une façon spécifique de produire et consommer un type de produit ou service.
On parle de système sociotechnique à l’échelle des grands secteurs : agroalimentaire, agriculture, énergie, transport, santé, etc. Ces systèmes font l’objet d’une ample recherche internationale car ils ont une propriété : ils résistent au changement. Or, justement la transition écologique et énergétique nécessite un changement complet de ces systèmes.
La fin d’un système sociotechnique
Selon la recherche, tant que les systèmes sociotechniques n’ont pas atteint un état optimal qui satisfait à peu près tous les acteurs en présence, ces derniers continuent de batailler jusqu’à ce qu’un équilibre acceptable – pour tous – se stabilise. C’est une trajectoire faite de rivalités à la fois entre les acteurs et entre les technologies disponibles.
Une fois les règles stabilisées autour d’un consensus (qui n’est donc pas forcément la meilleure solution dans l’absolu), les batailles entre acteurs s’arrêtent. Les économistes du courant évolutionniste de la firme, Richard Nelson et Sidney Winter, parlent de « trêve ». Le système sociotechnique se fige dans une configuration spécifique autour de normes de production et de consommation qui véhiculent des valeurs partagées et acceptées par tous. Le système devient alors de plus en plus rentable pour tous les acteurs en présence qui n’ont pas vraiment d’intérêt à le voir remis en question.
Cependant, si la configuration globale est figée, le système en tant que tel se perfectionne au fil du temps en intégrant de nouvelles technologies. Une technologie de rupture peut parfaitement être adoptée, sauf si cette innovation remet en cause le fonctionnement du système sociotechnique. Dans ce cas, on observe des effets de système qui ont pour conséquence un rejet de cette technologie. Depuis le début du XXe siècle, le système sociotechnique de l’automobile s’est figé sur le modèle du véhicule individuel à essence ou diesel. Tous les efforts de l’Europe depuis 35 ans n’ont réussi qu’à améliorer le système sociotechnique du moteur thermique. Quand la crise du « dieselgate » éclate en 2015, lorsque sont découvertes les fraudes à la mesure d’émissions de particules fines chez le constructeur allemand Volkswagen, la voiture électrique représente 1 % des ventes dans le monde. Sa chaîne de valeur est tellement incompatible avec le système sociotechnique des moteurs thermiques mondial que son adoption est bloquée depuis quelques années déjà.
Dans notre précédent article, nous avons expliqué comment plusieurs phases ont été nécessaires entre 2015 et 2022 pour que l’Union européenne prenne vraiment la décision de sortir du régime du moteur thermique en entraînant avec elle tous les acteurs du secteur automobile. Il ne faut pas se tromper… malgré les carburants de synthèse, l’immense majorité des constructeurs automobiles sont en train de remettre en question leur mode de production. L’après-pétrole s’est bel et bien enfin enclenché (au moins dans la mobilité !).
Dans cette transition d’un système sociotechnique à un autre, l’UE essaie de rester neutre technologiquement en donnant des objectifs de réduction de CO2 plutôt qu’en prescrivant une solution ou une autre. Finalement, ce qu’on a appelé « la fin du moteur thermique » est « la fin du système sociotechnique du moteur thermique qui fonctionnait avec de l’essence ou du diesel carboné ».
Un paysage en forte mutation
On peut donc avancer que l’offensive allemande sur les carburants de synthèse n’est pas en train de remettre en cause la sortie du système sociotechnique actuel. L’attitude de l’Allemagne est juste le symptôme montrant qu’on a bien enclenché une transformation systémique d’ampleur du système sociotechnique précédent.
Comme nous l’avons vu, quand un nouveau système sociotechnique commence à se développer, cela commence par une rivalité entre acteurs et entre technologies. Les transports et leurs carburants représentent des enjeux économiques, industriels et géopolitiques tels, qu’il faut s’attendre dans les années qui viennent à de fortes turbulences avant qu’un consensus, acceptable par tous, s’installe tout au long de la chaîne de valeur.
D’autres éléments de contexte sont également à prendre en considération pour avoir une vision globale de la situation. Tout d’abord, un nouveau paysage structurant est en train de s’installer : urgence dans la réduction des émissions de gaz à effet de serre, accent mis sur la sobriété énergétique, limites planétaires qui obligent à réduire les ressources « matière ». Or, nos travaux montrent que l’urgence tend à privilégier dans l’immédiat les technologies les plus matures. Par exemple, l’énergie électrique a pris le pas sur toutes les autres technologies non carbonées disponibles depuis ces dernières années, car c’était la plus mature.
En outre, avec la guerre en Ukraine et les problématiques de dépendance énergétique, le système sociotechnique de l’énergie, qui était lui aussi figé depuis le début du XXe siècle, se débloque. En témoignent notamment les vifs débats en Europe entre partisans des énergies renouvelables et partisans du nucléaire ; ou bien entre partisans de l’hydrogène importé des pays ensoleillés et venteux et les partisans d’un hydrogène fait sur place avec du nucléaire.
Des carburants de synthèse trop émergents
En 2035, les seuils d’émission de CO2 fixés par l’Europe seront tellement bas que ni l’essence, ni les hybrides à essence ne seront possibles. Dans ce paysage en forte mutation, toutes les technologies vertes disponibles ou en émergence sont en concurrence.
Pour l’heure, les carburants de synthèses partent avec une très grosse longueur de retard sur l’électrique. Ils n’existent qu’au niveau expérimental et sont très onéreux. La plupart d’entre eux sont fabriqués à partir d’hydrogène vert et de CO2… c’est-à-dire d’eau et d’air… mais réclament une telle quantité d’énergie, qu’avec la même quantité d’énergie verte (15 kWh), une voiture ne peut parcourir que 20 kilomètres. Autre inconvénient de taille pour des véhicules urbains, ils génèrent des particules NOx (oxydes d’azote) dans l’atmosphère. Les carburants de synthèse présentent toutefois l’avantage de pouvoir conserver nos moteurs thermiques actuels et les infrastructures actuelles.
En comparaison, il faut 15 kWh d’électricité verte pour faire 100 kilomètres avec une voiture électrique. Des politiques ambitieuses de bornes se développent partout. Les batteries ne sont pas forcément la technologie idéale, mais la technologie la plus mature aujourd’hui dans le nouveau système sociotechnique, celle dont l’équation économique est la plus compatible avec le pouvoir d’achat des ménages dans les années qui viennent (montée en volume et diminution du prix) et celle qui bénéficierait du meilleur bilan carbone sur son cycle de vie.
Quant aux véhicules à hydrogène vert qui fonctionnent avec des piles à combustible, avec la même quantité d’électricité, on parcourt 35 kilomètres, avec des émissions faibles. Cependant, les infrastructures restent quasi inexistantes et le coût prohibitif.
Dans l’urgence dans laquelle nous sommes et dans le contexte énergétique qui est le nôtre, les carburants de synthèse ne peuvent donc pas, en tout cas pour l’instant, remettre en cause la trajectoire d’évolution de la voiture individuelle vers l’électrique d’ici 2035.
Une progression spectaculaire peut être crédible si le monde entier misait sur eux mais cela poserait beaucoup plus de problèmes que la voiture électrique en termes énergétiques. Cela ne veut pas dire qu’on ne roulera jamais avec des carburants de synthèse puisqu’on a déjà misé sur eux pour l’aviation de demain et que la mobilité lourde qui commence tout juste sa transition peut être également très intéressée.
Il faut laisser le temps au modèle énergétique de muter en profondeur avant de pouvoir identifier réellement la technologie ou les technologies qui s’imposeront à long terme.
En partenariat avec : theconversation.fr