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Les investissements chinois en Europe dans le secteur des énergies renouvelables : quelle stratégie ? Doit-on s’en inquiéter ?

View of the Nuclear Island, where work is progressing. Rebar cages continue to be installed and nuclear safety concrete poured for the circular pre-stressing gallery (PSG) surrounding the Nuclear Island.

L’ampleur des investissements chinois dans le secteur énergétique en Europe, en particulier dans les énergies renouvelables, pose la question des risques induits pour l’économie des États concernés, mais aussi pour leur autonomie stratégique dans un contexte de transition énergétique, non sans souligner les failles de l’UE dans ce domaine.

La Chine a pendant longtemps assis son développement économique sur les investissements que les entreprises étrangères réalisaient dans ce pays, attirées par une main‑d’œuvre bon marché et des marchés potentiels énormes. L’entrée de ces capitaux depuis une trentaine d’années a largement participé à la modernisation de l’économie chinoise. Pour autant, les transferts de technologies liés à ces investissements de la part des entreprises occidentales n’ont pas atteint tous leurs objectifs et les entreprises chinoises ont alors considéré leur propre internationalisation comme un autre moyen de parvenir à leurs fins.

Ainsi, depuis quelques années, elles investissent de manière importante à l’étranger, à la recherche de ressources naturelles et matérielles, de technologies, de compétences managériales ou de nouveaux marchés. En 2016, les investissements directs étrangers (IDE) chinois sortants ont même été plus importants que ceux réalisés par des entreprises étrangères en Chine. Ces investissements se sont focalisés sur un certain nombre de secteurs en Europe et aux États-Unis. C’est le cas des entreprises duales (productions civiles et militaires), des infrastructures de transports (ports, routes et aéroports) autour des routes de la soie ou encore du secteur de l’énergie avec la transition énergétique de l’économie chinoise en point de mire.

Cet « appétit chinois » a toutefois inquiété un certain nombre de pays, dont les États-Unis, la France ou encore l’Allemagne, les conduisant à renforcer les contrôles de leurs IDE. La Chine a également réagi à ces mesures de protection en restreignant de son côté les domaines dans lesquels ses entreprises pouvaient investir à l’étranger. C’est ainsi que début 2018, la National Development and Reform Commission (NDRC) imposait des restrictions aux investissements à l’étranger des entreprises chinoises dans des secteurs sensibles, notamment les médias, la fabrication d’armes, l’exploitation des ressources en eau, l’hôtellerie, le cinéma ou encore les divertissements et les clubs sportifs.

Ces restrictions restent pourtant en trompe‑l’œil, puisque dans les secteurs jugés stratégiques par les autorités pour le repositionnement de ce pays dans les chaînes de valeur mondiales, les restrictions sont restées très limitées. C’est le cas du secteur des énergies renouvelables. Dans ce domaine, les pays de l’Union européenne (UE) ont été un terrain de jeu prioritaire grâce au savoir-faire des entreprises européennes en la matière, mais aussi aux soutiens publics importants dont a bénéficié le secteur depuis 20 ans dans le cadre des engagements européens dans la lutte contre le changement climatique.

La transition énergétique, instrument central de la transformation économique chinoise

C’est le onzième plan quinquennal (2006–2010) qui fonde la stratégie de croissance sur le développement vert. Conséquence des investissements massifs consentis dans ce cadre, ce pays est devenu un leader incontesté dans ce domaine (1). En 2017, la Chine était à l’origine de plus d’un tiers de la production mondiale de panneaux solaires et de la moitié des projets éoliens installés dans le monde. Elle a ainsi investi plus de 102 milliards de dollars dans les énergies renouvelables en 2016 et prévoit de porter à environ 360 milliards de dollars ses investissements dans les énergies renouvelables d’ici à 2020. Les entreprises chinoises de l’économie verte sont de plus en plus concurrentielles et c’est probablement l’un des tout premiers secteurs où la Chine est en pointe en matière de technologies (2).

L’internationalisation de ces entreprises chinoises via leurs investissements à l’étranger est un instrument privilégié de cette stratégie, qu’il s’agisse d’investissements directs dans les entreprises, en particulier du secteur énergétique, ou des investissements dans des infrastructures de transport ou de réseaux électriques. L’Europe a, de ce point de vue, été une cible particulièrement attractive. Les restrictions budgétaires, dans le cadre du Pacte de stabilité européen et face à l’augmentation importante des déficits et des dettes publiques après la crise de 2008, ont fortement touché les secteurs industriels, et ceux de la transition énergétique n’y ont pas échappé. Particulièrement développées dans certains pays européens et longtemps portées par des investissements ou des aides publiques, ces restrictions ont créé de réelles difficultés pour les entreprises concernées (3). La vulnérabilité mais aussi le potentiel de ces entreprises ont été bien compris par les investisseurs chinois.

La réalité des investissements chinois en Europe dans les énergies renouvelables

Les investissements chinois en Europe s’élevaient à 2 milliards en 2009, ils ont atteint 20 milliards en 2015 et même 35 milliards en 2016 (soit +77 % entre ces deux dernières années) (4). À tel point qu’en 2016, l’Union européenne était la destination favorite de ces investissements (5). En 2016, les investissements chinois en Allemagne ont presque décuplé par rapport à 2015 pour atteindre 11 milliards d’euros, tous secteurs confondus, soit 31 % des IDE chinois en Europe en 2016. Au Royaume-Uni, ces investissements chinois se sont élevés à 7,8 milliards en 2016, soit 22,3 % des IDE chinois en Europe en 2016, et en France, à un peu plus de 2 milliards, soit 6 %.

Le secteur des machines-outils a représenté cette année-là plus du tiers de la valeur totale des transactions chinoises dans l’UE et essentiellement en Allemagne. C’est le cas des entreprises Kuka Robotics, rachetée par Midea, et KraussMaffei Group, acquise par National Chemical Corp (ChemChina). Cette acquisition a constitué, à ce moment-là, la plus importante acquisition chinoise en Allemagne puisque ChemChina a investi pas moins d’un milliard d’euros. Elle fut dépassée quelques semaines plus tard par une autre transaction, le rachat par Beijing Enterprise d’Energy for Waste pour 1,4 milliard d’euros, puis par l’OPA de Midea sur le fabricant de robots industriels Kuka pour 4,6 milliards d’euros.

Cet appétit chinois dans ces trois grandes puissances en 2015 et 2016 a déclenché un certain nombre d’inquiétudes poussant ces pays à réviser leurs règles de contrôle des investissements étrangers. L’effet immédiat en fut un net repli des investissements chinois en Europe en 2017.

En réaction à ces difficultés nouvelles rencontrées, les investisseurs chinois se recentrent depuis deux ans sur l’Espagne et le Portugal. Le président chinois s’est d’ailleurs arrêté dans les deux pays de la péninsule Ibérique fin 2018, après le sommet du G20 en Argentine. Au Portugal, les investissements chinois ont représenté 3,6 % du PIB entre 2010 et 2016 (selon les estimations d’ESADEGeo, centre espagnol d’étude sur la mondialisation et la géopolitique), soit le taux le plus élevé de l’Union européenne derrière la Finlande. En 2011, l’entreprise chinoise China Three Gorges Corporation annonce prendre une participation de 23,3 % dans Energias de Portugal pour 2,7 milliards d’euros, participation qu’elle complètera en mai 2018, détenant ainsi plus d’un tiers de cette entreprise, la plus grande du pays. La première banque privée portugaise, contrôlée par le conglomérat chinois Fosun (également propriétaire du Club Med), mais aussi la première compagnie d’assurance ou le gestionnaire de réseau électrique REN, dont 25 % des actions sont détenues par State Grid, sont également sous contrôle chinois.

En contrepartie, l’Espagne et le Portugal ont obtenu un meilleur accès au marché chinois. Les exportations espagnoles vers la Chine ont d’ailleurs augmenté de 28 % en 2017.

Pour le secteur de l’énergie, les investissements chinois se concentrent principalement dans le domaine des énergies renouvelables ou du nucléaire. La compagnie China Three Gorges a ainsi racheté en 2016 le parc éolien offshore de l’entreprise allemande Meerwind, spécialisée dans la production d’éoliennes offshore. L’entreprise chinoise, qui exploite la plus grande centrale hydroélectrique du monde sur le fleuve Yangtsé en Chine, cherche à diversifier ses activités pour compenser la saturation du marché chinois.

Les secteurs liés à la transition énergétique sont particulièrement visés par les investissements chinois pour au moins trois raisons. Tout d’abord, l’Union européenne a été à l’avant-garde du développement technologique et des investissements dans le secteur des énergies renouvelables et face à l’accélération du changement climatique, elle s’était fixé des objectifs contraignants (paquet climat énergie de 2008). Les incitations financières sont donc fortes, stimulant le marché (cas des énergies renouvelables ou encore de l’isolation des bâtiments). Par ailleurs, cet environnement politique et économique favorable a aussi permis aux entreprises d’investir et de développer des technologies clés dans ces domaines où elles sont aujourd’hui en pointe et leaders mondiales. Enfin, la crise de 2008 et les plans de relance qu’elle a entraînés ont réduit, une fois le risque passé, les marges de manœuvre des États, contraints de mener des politiques d’austérité budgétaire pour réduire leurs déficits publics et leur dette à partir de 2010. Les secteurs de la croissance verte en ont souffert (cas du secteur photovoltaïque en particulier) et les entreprises se sont souvent retrouvées en difficulté face à la baisse des aides et subventions publiques conduisant à une contraction de la demande.

Quelles motivations et quelles stratégies pour les IDE chinois en Europe ?

Dans un ouvrage publié en 2006, J. A. Mathews notait que dans le cas chinois et à la différence des entreprises occidentales (6), l’internationalisation des entreprises émergentes était fondée sur trois objectifs : linkage, leverage and learning (lien et dépendance, effet de levier et apprentissage) (7). Dans un article publié dans la revue Tiers Monde, X. Richet estimait que cette analyse de Mathews se vérifiait dans le cas de la Chine (8). Pour lui, ce processus d’internationalisation des entreprises chinoises illustre de quelle manière « la coopération avec des firmes à haute technologie permet aux firmes chinoises de profiter d’un effet de levier et de précipiter leur apprentissage, puis l’acquisition de capacités ». Pour P. Williamson et E. Yin, le positionnement de marché et la mobilisation des ressources sont également deux facteurs pouvant expliquer l’internationalisation des entreprises chinoises et qui permettent le renforcement de l’avantage concurrentiel de ces entreprises (9).

Pour synthétiser ces travaux, on peut distinguer plusieurs motifs aux IDE chinois en Europe : la recherche de nouvelles capacités de production ; l’acquisition de nouvelles technologies ou de nouveaux savoir-faire ; l’accès aux marchés et la recherche de nouveaux marchés dans un contexte de ralentissement de la croissance chinoise ; l’acquisition d’actifs relativement bon marché en période de crise.

Plus spécifiquement pour les entreprises investissant dans les secteurs de la croissance verte, les travaux sont plus rares, mais ils existent. Pour L. Curran et al., les investissements chinois en Europe dans ces domaines ont en commun le fait que leur objectif était de consolider les capacités dans les technologies ou les services clés liés à la chaîne de valeur sectorielle (10). On peut pour illustrer cela citer le cas de l’entreprise britannique Engensa spécialisée dans le photovoltaïque et acquise en 2013 par la chinoise Hanergy. Cette acquisition en effet faisait suite à deux précédentes consolidations industrielles pour Hanergy, qui avait acquis l’américaine MiaSolé et l’allemande Solibro en 2012. En outre, dans de nombreux cas, les entreprises acquises connaissaient des difficultés financières, ce qui leur permettait d’acquérir ces actifs à des prix relativement bas (11). Par ailleurs, les investisseurs chinois n’hésitent pas non plus à se tourner vers des structures de petite taille, comme dans le cas de l’entreprise allemande Vensys, spécialisée dans la production d’éoliennes, et dont l’entreprise chinoise Goldwind a acquis 70 % en 2008. Les motifs dans ce cas étaient l’accès à des technologies complémentaires à celles dont disposait Goldwind, en particulier en ce qui concerne les générateurs à aimant permanent. À la suite de cette acquisition, Goldwind a accru notablement le nombre de brevets déposés, mais elle a également maintenu un centre de R&D en Allemagne. Parallèlement, cette production nécessitant des terres rares, cette opération garantit à Vensys ses approvisionnements en la matière (12).

La prise de conscience des Européens est réelle, mais risque d’avoir peu d’impact

L’essor des investissements chinois a entraîné une prise de conscience des gouvernements européens face aux risques de perte de toute avance technologique de l’Europe et de transfert de technologies à double usage (civil et militaire) vers la Chine. L’Allemagne n’a pour sa part pas hésité à prendre des mesures sans précédent dans ce pays. En juillet 2018, le gouvernement a ainsi demandé à la banque de développement publique KfW d’acquérir une participation de 20 % dans 50Hertz Transmission GmbH, l’un des plus importants gestionnaires de réseau électrique en Allemagne, bloquant ainsi la tentative d’acquisition de celle-ci par China Grid Corp. Peu de temps après, Berlin a de nouveau bloqué une prise de contrôle par la Chine en empêchant le groupe Yantai Taihai d’acheter Leifeld Metal Spinning, une entreprise produisant des métaux de haute spécification pour les industries aérospatiale et nucléaire. Pour la première fois, le gouvernement fédéral a expressément invoqué des raisons de sécurité lorsqu’il a activé son droit de veto contre ce rachat.

C’est aussi dans ce contexte que s’inscrit le mécanisme européen de screening (contrôle) des investissements étrangers proposé par l’Allemagne et la France en 2017 et adopté par les institutions européennes en novembre 2018.

Pourtant, l’Europe est confrontée à un réel clivage entre ses principes de libre circulation et de marchés ouverts et les préoccupations de certains gouvernements européens en matière de sécurité visant à protéger des secteurs critiques. Les Européens restent très divisés dans leur analyse des risques et opportunités que présentent ces investissements et des moyens de s’en prémunir. L’Allemagne, par exemple, reste dépendante de sa relation bilatérale à la Chine et se trouve peut-être déjà dans l’incapacité de garantir, à l’avenir, sa souveraineté nationale et l’autonomie de son industrie. Les pays du Sud de l’Europe, dont l’Espagne et le Portugal, restent également assez ouverts aux investissements chinois. L’asymétrie est pourtant réelle et les risques évidents. En Chine, les entreprises étrangères ne pouvaient, jusqu’à très récemment, pas posséder plus de la moitié d’une coentreprise et devaient accepter les transferts de technologie. En Europe, à l’inverse, les Chinois n’étaient pas soumis à ce type de contraintes réglementaires et ils bénéficiaient en outre d’un soutien réel de leur État au travers d’une garantie implicite des autorités chinoises pour se financer. La plupart des entreprises chinoises se sont développées sur un marché longtemps protégé, profitant à la fois de la taille de leur marché, des subventions et investissements publics et de politiques industrielles et de R&D, ainsi que de réglementations adaptées (13).

Dans le cas des secteurs de la transition énergétique, les enjeux sont d’autant plus cruciaux qu’il s’agit de secteurs en plein essor et au cœur des technologies de demain, mais aussi qu’ils touchent des opérateurs et des activités d’importance stratégique, voire vitale. La stratégie qui semble émerger du côté de la Chine est celle qui consiste à privilégier les relations bilatérales, donc à diviser les Européens. Cela n’est pas rassurant, non plus.

Notes

(1) L. Marchand, «  Climat : les grandes lignes du plan chinois », Les Échos, 8 janvier 2018.

(2) L. Curran, P. Lv et F. Spigarelli, « Chinese investment in the EU renewable energy sector : Motives, synergies and policy implications », Energy Policy, no 101, 2017, p. 670–682 (https://bit.ly/2TMG8Bm).

(3) P. M. Alonso, R. Hewitt, J. D. Pacheco, L. R. Bermejo, V. H. Jiménez, J. V. Guillén et C. de Boer, « Losing the roadmap : Renewable energy paralysis in Spain and its implications for the EU low carbon economy », Renewable Energy, vol. 89, avril 2016, p. 680–694.

(4) M. Duchâtel, « Trump trade reset gives China and Europe opportunity to rebalance relations », ECFR, 16 mars 2017 (https://bit.ly/2odWEtn).

(5) T. Hanemann, M. Huotari, « Record Flows and Growing Imbalances : Chinese Investment in Europe in 2016 », Merics Papers on China, no 3, janvier 2017 (https://bit.ly/2N0zaWz).

(6) Il est généralement admis que pour les entreprises occidentales, c’est le paradigme OLI de Dunning qui prévaut, à savoir le contrôle au travers de la propriété (O comme ownership), les avantages liés à la localisation (L) et l’internalisation (I) pour réaliser des économies d’échelle. Voir J. H. Dunning, « The Eclectic (OLI) Paradigm of International Production : Past, Present and Future », International Journal of the Economics of Business, vol. 8, no 2, 2001, p. 173–190.

(7) J. A. Mathews, « Dragon multinationals : New players in 21st century globalization », Asia Pacific Journal of Management, vol. 23, no 1, mars 2006, 5–27.

(8) X. Richet, « L’internationalisation des firmes chinoises : croissance, motivations, stratégies », Revue Tiers Monde, 2014/3 no 219, p. 59–76.

(9) P. Williamson, E. Yin, « Racing with the Chinese Dragons » in I. Alon, J. Chang, M. Fetscherin, C. Lattemann, J. McIntyre (dir.), China Rules : Globalization and Political Transformation, New York, Palgrave MacMillan, 2009, p. 69–100.

(10) L. Curran, op. cit.

(11) Baker and McKenzie, Reaching New Heights. An Update on Chinese Investments into Europe, Baker and McKenzie, Geneva, 2015.

(12) F.  Urban, Y. Zhou, J. Nordensvard, A. Narain, « Firm-level technology transfer and technological cooperation for wind energy between Europe, China and India : from North-South to South-North cooperation ? », Energy for Sustainable Development, no 28, octobre 2015, p. 29–40.

(13) U. C. V. Haley et G. T. Haley, Subsidies to Chinese Industry, New York, Oxford University Press, 2013.

(Article publié dans Diplomatie n° 97, Areion Group, mars-avril 2019)

À propos de l'auteur

Sylvie Matelly

Directrice adjointe de l’IRIS (Institut de relations internationales et stratégiques).

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