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L’Asie centre de gravité de la pêche mondiale

L’importance prise par l’Asie dans un cer­tain nom­bre de secteurs indus­triels n’est plus à démon­tr­er. Mais s’il est un domaine dans lequel le rôle prépondérant et même moteur du con­ti­nent est absol­u­ment incon­tourn­able, c’est celui de la pêche et de l’aquaculture.

La pop­u­la­tion du con­ti­nent asi­a­tique, déjà con­sid­érable et forte notam­ment de celle des deux pays les plus peu­plés de la planète, pour­suit sa crois­sance. Ses tra­di­tions ali­men­taires sont mar­quées dans cer­tains cas par des inter­dits tra­di­tion­nels et religieux por­tant plutôt sur les pro­duits carnés. Les régimes ali­men­taires évolu­ent par ailleurs pour rejoin­dre des niveaux d’apports caloriques plus élevés, cor­re­spon­dant à la sor­tie de la pau­vreté de nom­breux pays de l’Asie émer­gente. Le con­ti­nent, depuis le Pak­istan jusqu’à la Corée, est large­ment ouvert sur des mers intérieures, comme en Asie du Nord, ou sur des océans rich­es en ressources, comme en Asie du Sud et du Sud-Est. De plus, naturelle­ment, l’un des pays asi­a­tiques les plus peu­plés depuis longtemps, le Japon, insu­laire, est l’un des pays au monde où la cul­ture de la mer, et de la pêche en par­ti­c­uli­er, est la plus ancrée.

État des lieux et mise en évi­dence du rôle glob­al de l’Asie

Les chiffres abso­lus (1) et la crois­sance, que ce soit dans les secteurs tra­di­tion­nels de la pêche ou de l’aquaculture, sont impres­sion­nants. Actuelle­ment, près de 75 % des bateaux de pêche dans le monde (env­i­ron 5 mil­lions de bateaux) sont asi­a­tiques, toutes tailles con­fon­dues, et plus de 80 % des pop­u­la­tions tra­vail­lant dans les secteurs de la pêche ou de l’aquaculture rési­dent en Asie. Par ailleurs, sur les 18 pre­miers pays act­ifs dans le secteur de la pêche, 10 sont asi­a­tiques. Les chiffres con­cer­nant l’aquaculture sont encore plus impres­sion­nants puisque 94 % des tra­vailleurs de ce secteur se trou­vent en Asie, où elle existe depuis longtemps sous sa forme tra­di­tion­nelle, indépen­dam­ment des développe­ments récents et des tech­niques nou­velles. Par ailleurs, ce sont des pro­duc­teurs asi­a­tiques qui pêchent la moitié des 100 mil­lions de tonnes de pois­sons retirées des eaux chaque année, un chiffre en cohérence avec la part que ce con­ti­nent représente dans la pop­u­la­tion mon­di­ale. Quant à la Chine, elle est à la fois le pre­mier pro­duc­teur, le pre­mier expor­ta­teur et le troisième impor­ta­teur du secteur.

Plusieurs élé­ments per­me­t­tent d’affiner ce tableau. Tout d’abord, il faut rap­pel­er qu’une par­tie de l’Asie est con­ti­nen­tale, ce qui pondère con­sid­érable­ment la cor­réla­tion entre chiffre absolu de pop­u­la­tion et influ­ence sur le secteur (les pop­u­la­tions con­ti­nen­tales représen­tant près de 10 % de la pop­u­la­tion asi­a­tique totale). Par ailleurs, par rap­port à une con­som­ma­tion moyenne mon­di­ale de 20 kg de pois­son par habi­tant, l’Asie se situe à un niveau pra­tique­ment deux fois plus impor­tant (38 kg/habitant), les pro­gres­sions de pays nou­velle­ment enrichis – tels que la Chine, une fois encore – ayant con­tribué récem­ment à l’augmentation de cet écart.

Pourquoi une telle domination ?

La plu­part des pays de l’Asie ori­en­tale ont un accès à la pre­mière zone de pêche mon­di­ale, qui se situe dans le Paci­fique nord-ouest (24 % env­i­ron de la pêche totale). Cela explique aus­si la « phy­s­ionomie » des acteurs, impor­ta­teurs et expor­ta­teurs, mais aus­si con­som­ma­teurs des pro­duits de la pêche dans le monde.

Le poids relatif encore plus impor­tant de l’aquaculture asi­a­tique s’explique à la fois par l’histoire longue, par l’histoire con­tem­po­raine et par les tra­di­tions. En effet, en rai­son du pen­chant par­ti­c­ulière­ment mar­qué des cuisines asi­a­tiques (surtout chi­noise et japon­aise) pour le « frais », l’accès aux ressources vivantes, y com­pris sur les marchés où le pois­son s’achète sou­vent sous cette forme, est priv­ilégié. C’est donc depuis très longtemps que la con­som­ma­tion de pro­duits marins ou aqua­tiques de façon générale est asso­ciée à l’aquaculture, même si la dénom­i­na­tion de l’activité elle-même est récente. L’Asie a pra­tiqué l’aquaculture (avec la présence sys­té­ma­tique de bassins d’agrément ou d’élevage, des­tinés ou non à la con­som­ma­tion des pro­prié­taires) comme Mon­sieur Jour­dain fai­sait de la prose, pour­rait-on dire plaisam­ment. L’élevage ou le main­tien en milieu de « survie » de pois­son pêché est ain­si soit une tran­si­tion entre la pêche et la con­som­ma­tion, soit une exten­sion pro­gres­sive­ment sys­té­ma­tisée de la fil­ière ali­men­taire. De grands groupes issus de l’industrie agroal­i­men­taire « général­iste » se sont dévelop­pés dans ce secteur et sont ain­si devenus les lead­ers en Asie, mais aus­si au-delà (2). L’exemple le plus fameux est assuré­ment celui du groupe d’origine thaï­landaise con­nu désor­mais sous le nom de CP, précédem­ment Charoen Pokp­hand, fondé au début du XXe siè­cle en Thaï­lande par deux frères issus de la dias­po­ra chi­noise, et ini­tiale­ment act­if dans dif­férents éle­vages, dont le porc, ain­si que dans l’alimentation ani­male. Au milieu du XXe siè­cle, la diver­si­fi­ca­tion dans l’aquaculture (éle­vage de crevettes, d’abord en Thaï­lande, puis dans des fil­iales asi­a­tiques, à com­mencer par l’Indonésie) a été un levi­er puis­sant de développe­ment pour ce groupe qui représente env­i­ron 10 % du PIB de la Thaï­lande à tra­vers ses dif­férentes activ­ités. De même, les sogo soshas [NdlR : maisons de négoce] japon­ais­es se sont intéressées au secteur de la pêche, au négoce de pois­son (rap­pelons l’existence du plus grand marché aux pois­sons du monde à Tokyo, Tsuk­i­ji), à l’aquaculture… Le groupe Mit­subishi a même lancé une offre de rachat sur le leader norvégien du saumon d’élevage, Cer­maq. La crois­sance de ce secteur reste supérieure à 7 % par an en Asie et a été très forte jusqu’en 2013, comme le mon­tre une étude impor­tante de la revue Nature (3) pub­liée à cette date. Chine, Inde, Viet­nam, Indonésie et Bangladesh représen­tent à eux seuls 80 % de la pro­duc­tion mon­di­ale aqua­cole. La Norvège, pre­mier pro­duc­teur mon­di­al de saumon, est sixième.

Les enjeux du futur pour 2030
Dans une per­spec­tive où l’approche com­mune des ressources de la planète devient une préoc­cu­pa­tion majeure et fait l’objet de con­cer­ta­tions nom­breuses et plan­i­fiées, il appa­raît évi­dent que, d’une part, les ressources mar­itimes, halieu­tiques, issues de l’aquaculture, ou d’autres pro­duits de la mer peu­vent apporter de nom­breuses solu­tions aux ques­tions de sécu­rité ali­men­taire, mais que, d’autre part, ces domaines présen­tent de nom­breuses dif­fi­cultés en matière de con­trôle, de respect des régle­men­ta­tions et d’application de quo­tas. À cet égard, les cam­pagnes de Green­peace ont mis en évi­dence depuis longtemps les infrac­tions japon­ais­es, en par­ti­c­uli­er dans la cap­ture de cétacés. Mais ce phénomène extrême­ment spec­tac­u­laire occulte des ten­dances sim­i­laires plus dis­crètes, qui font de la ressource mar­itime un enjeu majeur pour les grands équili­bres écologiques et ali­men­taires mon­di­aux. C’est pourquoi, le 25 sep­tem­bre 2015, les États mem­bres de l’Organisation des Nations Unies ont adop­té le Pro­gramme de développe­ment durable à l’horizon 2030 et les objec­tifs de développe­ment durable (ODD). Il s’agit d’un ensem­ble de 17 objec­tifs ambitieux assor­tis de 169 cibles qui doivent guider l’action des gou­verne­ments, des organ­ismes inter­na­tionaux, de la société civile et d’autres insti­tu­tions au cours des 15 années suiv­ant la pro­mul­ga­tion du pro­gramme, c’est-à-dire les années 2016 à 2030. Ayant voca­tion à devenir le cen­tre de grav­ité, dans ce domaine des ressources halieu­tiques comme dans de nom­breux autres, l’Asie tient un rôle majeur dans l’accomplissement des objec­tifs fixés par ces plans.

Main basse sur les ressources halieu­tiques : la men­ace chinoise ?

Les groupes act­ifs dans le secteur con­tin­ueront de pren­dre de l’importance, les pays sou­verains seront impliqués comme ayant large­ment droit au chapitre au titre de la sécu­rité ali­men­taire qu’ils doivent assur­er à leur pop­u­la­tion. Les « COP », con­fer­ence of par­ties, qui por­tent sur les ques­tions envi­ron­nemen­tales et surtout cli­ma­tiques ont été large­ment influ­encées par les choix, les posi­tions et les direc­tions sug­gérés et négo­ciés par les grands acteurs asi­a­tiques dans les dernières années. De même, les futures dis­cus­sions et négo­ci­a­tions sur les sujets de la pêche auront à tenir compte des impérat­ifs, des attentes, et des évo­lu­tions de la région. L’un des prob­lèmes posés par la mon­tée en puis­sance de l’Asie est en effet, encore plus que pour n’importe quel autre con­ti­nent, la com­bi­nai­son de la taille cri­tique et de l’importance rel­a­tive des pra­tiques illé­gales issues des pays asi­a­tiques. « Sur­pêche » et usurpa­tion de droits à pêch­er dans des zones éloignées sont la mar­que d’un cer­tain nom­bre d’acteurs issus du con­ti­nent asi­a­tique. La Chine n’est pas la seule, même si sa reven­di­ca­tion de sou­veraineté sur la mer de Chine du Sud et les accrochages entre « bateaux de pêche » en mer de Chine de l’Est l’ont mise sur le devant de la scène. On l’a vu en par­ti­c­uli­er avec le dif­férend sur les « Senkaku-Diaoyu­tai » – les bien nom­mées îles « de pêche » ou de « pêcheurs ». Par­mi les enjeux stratégiques nom­breux que présen­tent les domaines mar­itimes dis­putés entre pays asi­a­tiques ou revendiqués par la Chine, celui des ressources halieu­tiques pour­rait à lui seul jus­ti­fi­er ces tensions.

En out­re, à la suite d’une pro­jec­tion loin­taine japon­aise qui, his­torique­ment, était liée à des pro­duits de la mer spé­ci­fiques comme le thon rouge ou cer­taines var­iétés de mol­lusques, la pro­jec­tion chi­noise se fait depuis longtemps sen­tir bien au-delà des eaux rel­e­vant des « zones économiques exclu­sives » (ZEE, définies légale­ment comme des lieux où les pays lim­itro­phes peu­vent exercer leurs activ­ités lucra­tives) : le Paci­fique sud est large­ment exploité, jusqu’en Polynésie française, par des bateaux chi­nois. Plus que de cibler des var­iétés de pois­sons par­ti­c­ulières, la moti­va­tion de cette pêche relève de la sécu­rité ali­men­taire nationale et de la survie économique pour les entre­pris­es de pêche chi­nois­es. La carte ci-con­tre indique claire­ment les résul­tats de ces pro­jec­tions hors des eaux rel­e­vant des ZEE.

Selon les rap­ports de l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) et les études pub­liées dans Nature (voir carte), « les navires de pêche chi­nois ont siphon­né, loin de leurs côtes, entre 3,4 mil­lions et 6,1 mil­lions de tonnes de pois­sons par an entre 2000 et 2011. Dans le même temps, Pékin ne déclarait que 368 000 tonnes de pois­son en moyenne auprès de la FAO, c’est-à-dire douze fois moins que la réal­ité estimée par les spé­cial­istes des ressources halieu­tiques. La valeur du pois­son débar­qué de l’étranger par la Chine s’élèverait à 8,9 mil­liards d’euros chaque année. Non seule­ment la Chine sous-estimerait donc con­sid­érable­ment le pro­duit de sa pêche à l’extérieur, mais elle sures­timerait à l’inverse ce secteur dans ses eaux ter­ri­to­ri­ales – faute de sta­tis­tiques réal­istes acces­si­bles au pub­lic, les chercheurs engagés dans ce tra­vail ont recoupé les don­nées pub­liées par dif­férents pays à pro­pos de leurs pro­pres ZEE.

La préoc­cu­pa­tion chi­noise pour la sécu­rité ali­men­taire est con­nue assuré­ment, et elle s’est man­i­festée dans de nom­breux domaines d’influence. Elle est naturelle­ment assumée au niveau le plus offi­ciel et a pu con­duire, dans le passé, à des com­porte­ments d’agriculture inten­sive et à l’épuisement des sols, voire à la déser­ti­fi­ca­tion. Il serait rel­a­tive­ment aisé d’extrapoler ici ce type de com­porte­ment, qui peut appa­raître rel­a­tive­ment court-ter­miste, mais qui, comme en matière de cli­mat, peut se jus­ti­fi­er s’il asso­cie à cette ges­tion de l’urgence l’investissement, la plan­i­fi­ca­tion et l’expérimentation de méth­odes alter­na­tives per­me­t­tant de met­tre fin à ces pra­tiques. Comme dans un cer­tain nom­bre de sujets liés à la gou­ver­nance chi­noise, il n’y a prob­a­ble­ment pas d’autre choix que d’« engager les par­ties prenantes » chi­nois­es et de pren­dre au mot leur souhait de par­ticiper à la mise en place de règle­ments ; mais, comme dans d’autres domaines aus­si, et plus encore dans celui-ci, l’interférence avec des ini­tia­tives privées, typ­ique­ment axées sur la rentabil­ité, voire la survie, rend la tâche de « nor­mal­i­sa­tion » des pra­tiques chi­nois­es dif­fi­cile. Encore s’agit-il là d’un pays engagé dans un proces­sus de respon­s­abil­i­sa­tion affichée vis-à-vis des instances de gou­ver­nance glob­ale. La forte com­péti­tion fait cepen­dant crain­dre que les acteurs impor­tants qui se trou­vent en Asie ne soient encore moins « gérables » que la Chine à l’avenir. L’identification des enjeux et des objec­tifs à attein­dre d’ici à 2030, men­tion­née plus haut, aura été une étape impor­tante, con­fir­mant l’importance de ce nou­veau « cen­tre de grav­ité halieu­tique de l’Asie ». Mais le respect de ces urgences et l’efficacité des mesures de véri­fi­ca­tion et de con­trôle, voire des sanc­tions, restent les clés à trou­ver pour résoudre ces ques­tions cri­tiques des décen­nies à venir.

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[mks_accordion_item title=“Top fish­ing coun­tries and pro­duc­ers of farmed species”][/mks_accordion_item]

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[mks_accordion_item title=“China’s fish­ing fleet: the ocean’s new pirates?”]

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Notes

(1) Les chiffres indiqués sont issus de rap­ports de la FAO, sauf men­tion contraire.

(2) Voir à ce sujet sur le site de l’IRASEC (http://www.irasec.com/ouvrage130) une par­tie per­ti­nente de l’étude con­cen­trée sur l’Asie du Sud-Est et réal­isée par Roland Poupon (Bangkok, avril 2016).

(3) Daniel Pauly, Ray Hilborn et Trevor A. Branch, « Fish­eries : Does catch reflect abun­dance ? », Nature, vol. 494, n° 7437, 21 févri­er 2013 (https://www.nature.com/articles/494303a).

À propos de l'auteur

Jean-François Di Meglio

Président d’Asia Centre.

À propos de l'auteur

Camille  Mattéio

Global purchasing manager, Figesbal (groupe Ballande).

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