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Les océans bientôt dotés de jumeaux virtuels, pour quoi faire ?

De la bour­rasque de vent ou de la vaguelette défer­lante aux phénomènes cli­ma­tiques globaux, l’océan et l’atmosphère sont en inter­ac­tion à toutes les échelles. Ces échanges et rétroac­tions com­plex­es et non linéaires sont depuis longtemps con­nus pour favoris­er l’émergence de phénomènes télé­con­nec­tés et de désas­tres naturels – par exem­ple, l’influence d’El Niño et de La Niña sur des évène­ments météorologiques dis­tribués sur l’ensemble de la planète. Ils jouent en per­ma­nence sur les aspects fon­da­men­taux de la vie, l’évolution des espèces et l’écologie des systèmes.

En par­al­lèle, l’activité humaine a crû au point de trans­former directe­ment le con­tenu et la redis­tri­b­u­tion ther­mique des océans avec des impli­ca­tions assez nettes sur sa capac­ité d’absorption du dioxyde de car­bone et son acidification.

Cette mod­i­fi­ca­tion du con­tenu et de la redis­tri­b­u­tion ther­mique des océans et son iner­tie pour­ront égale­ment affecter la fréquence des tem­pêtes, les dis­tri­b­u­tions de leurs local­i­sa­tions et de leurs pistes priv­ilégiées d’occurrence, leur taille, leur inten­sité et leur vitesse de déplacement.

Quoique aux con­séquences sou­vent observ­ables et main­tenant mieux quan­tifiées, ces vari­a­tions demeurent dif­fi­ciles à par­faite­ment mod­élis­er et com­pren­dre. S’il est admis que l’océan réag­it et inter­ag­it en sym­biose avec l’atmosphère, son avenir et l’évolution des équili­bres du sys­tème cli­ma­tique restent large­ment incertains.

Le lance­ment de la « décen­nie de l’océan » par les Nations unies en 2021, les espoirs fondés sur l’économie bleue et les volon­tés poli­tiques de pro­duire de l’innovation jus­ti­fient donc le lance­ment de grandes ini­tia­tives nationales et inter­na­tionales pour le développe­ment de nou­veaux out­ils, tels que la mise en place de jumeaux numériques.

Mod­élis­er et com­pren­dre l’océan grâce au numérique

Il est en effet tout naturel que le numérique tienne une place de choix dans ces nou­velles démarch­es. Les archi­tec­tures futures doivent don­ner lieu à l’exploitation et à la val­ori­sa­tion de toutes les sources poten­tielles d’observations, [sim­pli­fi­er l’accès] aux dif­férents travaux de sim­u­la­tions numériques, et favoris­er la mise en œuvre de méth­odes d’apprentissage pro­fond et d’intelligence arti­fi­cielle pour com­bin­er don­nées et mod­èles. Les jumeaux numériques futurs inté­greront tous ces efforts, pour regrouper vite les infor­ma­tions sur l’état de l’océan, per­me­t­tre visu­al­i­sa­tion et rapi­des éval­u­a­tions, pos­si­ble­ment recon­naître des sit­u­a­tions sim­i­laires dans les cat­a­logues d’observations et/ou de sim­u­la­tions, afin de con­forter [ces éval­u­a­tions] et d’aider aux décisions.

Ain­si, der­rière ce mantra de « jumeaux numériques » se cachent des efforts var­iés de la part des pro­duc­teurs de don­nées, des chercheurs, des instances inter­na­tionales… avec le développe­ment d’outils plus ou moins sophis­tiqués visant à opti­miser l’exploitation des capac­ités numériques crois­santes, en matière de cal­culs inten­sifs ou de bras­sage de don­nées. Com­binés avec les mass­es d’observations et d’analyses déjà accu­mulées, les pré­ci­sions et prévi­sions des mod­èles s’améliorent afin de mieux anticiper l’évolution de l’état de l’océan, c’est-à-dire des con­tenus en chaleur, sel et niveau d’oxygène ou du degré d’acidification.

Cela demeure toute­fois sou­vent insuff­isant, avec un hori­zon de prévi­sions fiables encore trop proche. Aujourd’hui, le vœu est de fournir la descrip­tion de l’océan la plus cohérente pos­si­ble et aux plus hautes réso­lu­tions spa­tio-tem­porelles néces­saires, pour des objec­tifs et des appli­ca­tions en temps qua­si réel jusqu’aux pré­dic­tions cli­ma­tiques à long terme.

Favoris­er la coopéra­tion inter­na­tionale sur les océans

Il faut savoir qu’il y a encore peu d’années, les don­nées marines étaient sou­vent dif­fi­ciles à trou­ver, acces­si­bles unique­ment grâce à des con­ven­tions par­ti­c­ulières et ne béné­fi­ciant pas de pro­to­coles d’accès garan­tis et de for­mats homogènes. Ces obsta­cles sont main­tenant large­ment lev­és grâce à des pro­to­coles qui assurent la dif­fu­sion et les échanges de données.

Cela per­met d’homogénéiser la qual­ité et les méth­odes, ce qui facilite la coopéra­tion entre les grands cen­tres inter­na­tionaux, cou­vrant à la fois la déf­i­ni­tion des instru­ments futurs, la déf­i­ni­tion opti­male de nou­veaux réseaux d’observation et l’intégration et la dif­fu­sion de don­nées et d’analyses (entre les dif­férents cen­tres d’observation : CNES, ESA, NASA, JAXA, Météo-France, ECMWF, NOAA, JAMSTEC, Ifre­mer, etc.).

Out­ils pré­cieux pour les chercheurs et les citoyens

Les jumeaux numériques doivent se con­solid­er avec ces capac­ités accrues pour exploiter con­join­te­ment l’ensemble des jeux de don­nées, et utilis­er plus effi­cace­ment des ensem­bles de sim­u­la­tions numériques et l’assimilation des obser­va­tions. Les plates-formes jumeaux numériques favoris­eront et ren­forceront les travaux des jeunes généra­tions de chercheurs pour mieux répon­dre aux ques­tions sci­en­tifiques majeures : en par­ti­c­uli­er, elles per­me­t­tront d’améliorer l’horizon de pré­dic­tion des mod­èles pour con­stru­ire des pro­jec­tions à plusieurs mois et années.

Cela doit égale­ment encour­ager des analy­ses et des pris­es de déci­sions plus locales, pos­si­ble­ment citoyennes, ou encore la déf­i­ni­tion de ser­vices mieux ciblés par l’utilisation de ces ensem­bles de don­nées nationales, européennes et inter­na­tionales. Tout cela s’articulant avec de grandes ini­tia­tives comme Des­ti­na­tion Earth, à l’échelle européenne, pour dévelop­per les néces­saires infra­struc­tures numériques (cal­cul, stock­age, réseaux…).

L’augmentation du réal­isme et de la pré­ci­sion des sim­u­la­tions et prévi­sions numériques, fondées prin­ci­pale­ment sur la réso­lu­tion de sys­tèmes d’équations pou­vant décrire les évo­lu­tions spa­tio-tem­porelles des vari­ables sous l’influence de forçages divers, per­me­t­tra les util­i­sa­tions plus directes des obser­va­tions et de méth­odes d’intelligence artificielle.

Recon­nais­sance de récur­rences et enchaîne­ments dynamiques, éval­u­a­tions d’analogies dans les sit­u­a­tions passées, iden­ti­fi­ca­tion ou inférence de précurseurs, seront, entre autres, les élé­ments essen­tiels pour con­stru­ire et amélior­er les nou­veaux out­ils sta­tis­tiques et con­tribuer à mieux exploiter les cou­ples données-modèles.

Appréhen­der des ques­tions plus complexes

Les méthodolo­gies d’intelligence arti­fi­cielle émer­gent effec­tive­ment rapi­de­ment pour amélior­er large­ment les modes tra­di­tion­nels de prévi­sions, cor­rec­tions des biais et sen­si­bil­ités aux con­di­tions initiales.

Ainsi, ces jumeaux numériques doivent con­tribuer à abor­der con­join­te­ment des ques­tions plus com­plex­es, rel­a­tives aux évo­lu­tions jointes des pro­priétés physiques, chim­iques, géologiques et biologiques des océans, sous les con­traintes envi­ron­nemen­tales et socio-économiques des activ­ités humaines.

On cit­era l’occurrence, l’intensité et la dis­tri­b­u­tion des efflo­res­cences algales d’origine naturelle ou ampli­fiées par des pol­lu­tions ter­restres, qui restent des ques­tions encore mal com­pris­es et dif­fi­ciles à résoudre. Pour exem­ple, l’extension et l’évolution de la grande cein­ture des sar­gasses de l’Atlantique : des pro­liféra­tions locales extrêmes sont aujourd’hui observées, empêchant la lumière de pénétr­er et lim­i­tant l’oxygène disponible, affec­tant le développe­ment des organ­ismes marins et égale­ment les activ­ités touristiques.

À l’avenir, les jumeaux numériques auront donc pour voca­tion de servir les développe­ments d’approches inter­dis­ci­plinaires, inclu­ant sci­ences dures, sociales, économiques et juridiques, facil­i­tant la con­struc­tion des out­ils néces­saires aux aides aux déci­sions, par exem­ple sur les pol­lu­tions pétrochim­iques ou encore les déchets plas­tiques, ou pour définir des sanc­tu­aires marins.

Ouverts et partagés, ces jumeaux numériques seront les instru­ments capa­bles d’identifier les altéra­tions majeures, d’évaluer les caus­es et de scé­naris­er les con­séquences. Cela con­tribuera à définir des straté­gies pour con­tr­er ou atténuer les dépasse­ments de seuils les plus dévas­ta­teurs, afin d’assurer au mieux la péren­nité des espaces maritimes.

Jumelles numériques pour scruter l’océan

Avec ces objec­tifs prin­ci­paux, les jumeaux numériques Océan vont se con­stituer d’un ensem­ble de méth­odes et de sim­u­la­tions pour que sci­en­tifiques ou citoyens puis­sent réalis­er et tester divers scé­nar­ios, avec des retours d’expériences encore mieux pris en compte, telles les appari­tions et les évo­lu­tions de con­di­tions envi­ron­nemen­tales inhab­ituelles ou ampli­fiées – comme les sar­gasses aux Antilles.

De manière col­lec­tive et pos­si­ble­ment par­tic­i­pa­tive, les dif­férents élé­ments de sur­veil­lance et de suivi des habi­tats marins seront inté­grés, inten­si­fi­ant les échanges et les retours d’expériences afin d’améliorer out­ils et méth­odes d’analyse des impacts et d’augmenter les hori­zons des prévi­sions, prin­ci­pale­ment pour les évène­ments les plus extrêmes.

Pour imager le pro­pos, ce sont donc plutôt des jumelles numériques qui seront élaborées, disponibles pour tous et effec­tive­ment des­tinées à mieux détecter et scruter cer­tains effets locaux asso­ciés à un enchaîne­ment de caus­es, pas for­cé­ment toutes d’origine locale.

Même avec le béné­fice des out­ils de sim­u­la­tion et de l’intégration de l’ensemble de don­nées tou­jours de meilleure qual­ité, cela reste un pari, néces­saire, mais encore très ambitieux.

À propos de l'auteur

Bertrand Chapron

Docteur en mécanique des fluides, Ifremer.

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